Par le biais du journal de Me Lambert-Trévier— personnage de fiction dont les lecteurs de Romulus se souviennent avoir vu mourir le père lors du siège de Miragoâne —, Fernand Hibbert porte un regard sans concession sur la bourgeoisie haïtienne des années 1900.
Extrait :
« Très cher Maître,
C’est un de vos protégés qui s’adresse à vous, c’est un jeune malheureux qui a recours à votre bonté proverbiale. Je suis dans une situation effrayante pour un homme de condition sans argent comme sans travail. Je viens vous prier, cher Maître, d’être généreux en me faisant avoir une paire de souliers pour pourvoir apporter le pain à ma famille. Huit gourdes pour vous, ce n’est rien ; pour moi c’est beaucoup, c’est la vie, je vous demande en grâce de me faire avoir ces huit gourdes, car regardez mes pieds. Supposons que c’est pour un mort. Sauvez-moi, car je ne suis pas ingrat. Regardez mes pieds.
J’escompte votre bonté, et vous prie de recevoir mes respectueuses salutations.
Votre obligé.
DARIUS A. DUTEMPLE »
« P.S. — Mes amitiés à vous sans oublier la famille, et que tes vœux et tes désirs s’accomplissent.
D. A. D. »
Après que j’eus achevé cette édifiante lecture, je m’adressai à notre jeune homme en ces termes :
« Vous direz à celui qui vous envoie que mes moyens ne me permettent pas…
— Pardon ! éclata le robuste jeune homme à cheveux plats, c’est moi qui ai écrit cette lettre regardez mes pieds !
— Ah ! diable, c’est juste… Vous êtes un parent de Mme Achille Dutemple, sans doute ?
—Je suis son fils.
— Oh ! très bien, je vous connais de réputation… (Je savais qu’il avait battu sa mère, cet imposteur qui demandait des souliers pour pouvoir apporter du pain à sa famille !) Mon ami, je regrette de ne pouvoir mettre à votre disposition qu’une gourde.
M. Darius Dutemple parut méditer profondément, puis il dit :
« Donnez-moi toujours la gourde. »
— Tenez, mon ami. »
Et je lui remis deux pièces de cinquante centimes nickel. Il me serra la main avec dignité, puis se retira, non sans m’avoir recommandé, d’un petit air négligé, de présenter ses meilleurs compliments à ma mère.
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